![Le Balcon - Une poétique de l’électronique [Entretien avec Augustin Muller et Othman Louati]](https://www.lebalcon.com/files/article/1/_sizes/768_article_62_image_fr.jpg?d=20250425204313)
Une poétique de l’électronique [Entretien avec Augustin Muller et Othman Louati]
Entretien avec Othman Louati et Augustin Muller
Votre adaptation de Dracula a été conçue à partir de 2015. Quelle a été la genèse du projet ?
Augustin Muller L’équipe du Balcon a d’abord rencontré Pierre Henry, chez lui, afin de comprendre ce qu’il imaginait pour une version orchestrale de Dracula. Sa pièce nous fascinait, ressemblant à la musique d’un film imaginaire, composée par Wagner, accompagnant une horde de personnages déments, entourés d’une multitude de sons étranges…
Othman Louati Dracula est composé de grandes plages orchestrales sans aucun geste vocal, sinon une espèce de cri. Cette esthétique du grand orchestre allemand sans voix donne de facto un aspect cinématographique.
A. M. Pierre Henry pensait donc à un grand orchestre, dans une très grande salle. Il souhaitait que la musique de Wagner soit jouée telle quelle par l’orchestre, et que les sons électroniques soient diffusés par-dessus.
Ce n’est pas ce que vous avez fait.
A. M. En effet. Outre la question de l’effectif et la taille du lieu de création – le Théâtre de l’Athénée –, il y avait une raison majeure : pour nous, il n’était pas question d’une collision entre deux musiques, celle de Pierre Henry et celle de Wagner. Pour nous, il n’y avait qu’une seule musique, celle de Pierre Henry, du début à la fin. Cette idée a guidé notre travail. Dracula fonctionne non pas avec le médium de l’orchestre, mais celui de l’orchestre enregistré. Nous voulions rester fidèles à ce principe dans notre orchestration.
O. L. La beauté de cette pièce réside dans la technique de filtrage, le télescopage des deux bandes qui crée une unité qui nous emmène hors du monde wagnérien.
De quelle manière cela se manifeste-t-il dans cette adaptation ?
O. L. Nous avons tenté de rendre la frontière entre les deux univers sonores de plus en plus poreuse au fil de la pièce. Dans le cinquième « épisode », pour utiliser la terminologie de Pierre Henry, le rapport s’inverse : l’orchestre « joue » les sons assemblés par Pierre Henry, et Wagner est diffusé par les haut-parleurs.
A. M. Dans le quatrième épisode, il y a un passage évoquant des ambiances hivernales. Nous pouvons entendre le crépitement d’un feu, ainsi qu’un trait wagnérien joué à la clarinette. En entendant le mix de la version originale de Dracula, on se rend compte que le bruit du feu est beaucoup plus présent que celui des instruments ; c’est là un choix très fort que fait Pierre Henry et nous avons tenté de le transmettre. Nous avons essayé de retrouver ce côté malléable et libre du rapport entre l’orchestre et les sons. Wagner devient comme un souvenir, le rapport acoustique transmettant une forte nostalgie.
Comment avez-vous choisi l’effectif ?
A. M. Avec Maxime Pascal, nous avions décidé de lier Dracula à Déserts d’Edgar Varèse, car Pierre Henry était à la console lors de la création, en 1954. De plus, il y a des extraits de Déserts dans la pièce. Nous sommes donc partis de l’effectif de Déserts, qui correspondait bien au Balcon. Pierre Henry était en désaccord mais ne nous a pas empêchés de mener ce projet à son terme.
O. L. J’ai demandé l’ajout d’une contrebasse pour obtenir des graves légers. J’en avais besoin notamment pour le prélude de l’acte I de La Walkyrie. J’ai également utilisé la présence du grand piano comme une espèce de « joker », une sorte de microcosme romantique à l’intérieur de la fièvre wagnérienne.
A. M. Sur La Walkyrie, nous avons un peu triché, en ajoutant un trémolo de cordes enregistré par You Jung Han, violon solo du Balcon. C’est une piste de violon transformée qui crée un effet de nappe dans ce passage en particulier. C’est notre seul ajout. Pour le reste, nous avons utilisé tous les sons de Pierre Henry et un certain nombre des enregistrements de Wagner, pour conserver les textures de cordes et jouer sur l’équilibre entre la bande et l’orchestre.
O. L. Le fait d’entendre ces enregistrements de Wagner au lointain amène une scansion 10 poétique. Cela ouvre l’espace. Dans sa note d’intention, Pierre Henry insiste sur l’idée de brouillard. J’ai pour ma part l’impression d’un clair-obscur lié à son utilisation du filtrage : quel rayon acoustique faire passer par-delà le brouillard magnétique des sons ? On entend la pluie, le feu, du bruit blanc, des sons acoustiques qui transpercent ce brouillard. Et l’acoustique sert aussi à créer des atmosphères au sens premier, des particules qui flottent. C’est une poétique de l’électronique. On entend soit des bruits saillants au premier plan, soit un paysage sonore.
Pourquoi avoir fait appel à un « orchestre de haut-parleurs » ?
A. M. Pierre Henry parlait toujours de ce dispositif, qui va plutôt à l’encontre de notre manière de travailler le son au Balcon, mais que nous tenions à garder pour Dracula. C’est un ensemble d’enceintes, créant des stéréophonies dépareillées. Son idée est de faire des paires, et de les placer à différents endroits. Nous avons d’abord positionné les instrumentistes, en nous inspirant de Déserts, puis nous avons placé les enceintes entre eux. Nous n’avons pas négligé l’aspect visuel, les couleurs, la disposition, car c’était très important pour Pierre Henry. D’une certaine manière, il était un plasticien du son.
Propos recueillis par Gaspard Kiejman