![Le Balcon - ariadne auf naxos [par Lola Gruber]](https://www.lebalcon.com/files/article/1/_sizes/768_article_73_image_fr.jpg?d=20250426175629)
ariadne auf naxos [par Lola Gruber]
Il faut cacher la profondeur.
Et où ? À la surface.
Hugo von Hofmannsthal
“Cherchez la femme”: c’est le conseil classique prodigué à qui cherche en vain à résoudre une énigme – qu’elle soit policière ou artistique. Et qu’Ariane à Naxos, dans sa forme comme dans sa conception, soit un objet énigmatique, nul ne le contestera – il suffit pour s’en convaincre de consulter les pages et les pages d’interprétations – voire de sur-interprétations – auxquelles l’œuvre aura donné lieu. Chose amusante : le public de la création détestera Ariane pour les raisons même qui feront plus tard son succès – “l’hybride mal bâti” , le mélange inattendu des styles, les anachronismes qui choquèrent en 1912, seront justement considérés par la suite comme un sommet de cohérence baroque, porté par l’expression d’une liberté flamboyante.
Oui mais, où est la femme, là-dedans, nous direz-vous ? Cela ne surprendra guère les connaisseurs de l’œuvre commune de Strauss et Hofmannsthal (où nul ne s’émeut que des femmes chantent des rôles masculins1 ) : dans la genèse d’Ariane, la femme existe bel et bien, sauf qu’elle est un troisième homme – et on ne comprendra rien à la naissance de cet opéra si on ne prend pas en compte le rôle qu‘y a tenu le metteur en scène Max Reinhardt. Figure de proue du théâtre viennois d’avant-guerre, directeur d’acteurs inégalé et futur fondateur du festival de Salzbourg, Reinhardt avait remplacé Georg Toller de façon assez providentielle pour superviser la mise en scène du Chevalier à la rose, contribuant grandement à la fortune de l’œuvre. En guise de remer- ciement, Strauss et Hofmannsthal décidèrent de composer une œuvre qui lui permettrait de donner la pleine mesure de la multiplicité de ses talents comme metteur en scène de théâtre autant que d’opéra. Le plan est le sui- vant : ajouter au Bourgeois gentilhomme de Molière “un petit opéra d’une demi- heure” qui retrace la solitude d’Ariane, abandonnée sur une île par l’oublieux Thésée, et lui fait trouver une finale volupté dans les bras de Bacchus… Ce sera également l’occasion pour chacun de suivre son penchant : Strauss se réjouit à l’idée de composer pour la première partie une musique de scène à la manière des intermèdes de Lully, tandis qu’Hofmannsthal pourra donner libre cours à ses travaux sur les mythes grecs. Mieux, on tient une réponse pour les esprits chagrins qui crieraient au scandale en voyant ainsi combinés œuvre bouffe et opera seria : seul un cuistre comme Monsieur Jourdain pouvait avoir une idée pareille. Bref, l’affaire semble joyeuse et simple…
On connaît l’échec qui suivit, lors de la première représentation en 1912. On blâma surtout la longueur de l’œuvre – trois heures, étirées jusqu’à la torture par un interminable entracte, dû à un important personnage que le livret n’avait pas prévu… ou presque : le duc de Wurtemberg, qui reçoit en grande pompe et en prenant son temps dans sa loge, se conduit finalement comme le font classiquement les bourgeois, plus soucieux de courbettes de société que de poésie et de musique…
Devant cette plus que tiède réception, les auteurs s’attellent à une seconde version, qui finira par voir le jour en 1916. Enseignements d’un échec, certes, mais si Strauss et Hofmannsthal décident de remanier l’œuvre, c’est aussi pour des raisons pratiques : la production telle que conçue requiert un double plateau d’acteurs et de chanteurs avec les lourdeurs financières afférentes. La pièce de Molière est donc coupée et remplacée par un prologue entière- ment chanté. Théâtre dans le théâtre, servitudes et confidences passées en contrebande : on s’amusera de retrouver dans la seconde version des échos du naufrage de la première (les deux continuant de mener tout droit à une île déserte). L’action est déplacée de Paris à Vienne, où “l’homme le plus riche de la ville” (on ne sait pas si c’est un duc) donne une soirée où doivent coexister les fantaisies d’une troupe de commedia dell’arte et l’opera seria Ariane commandé pour l’occasion. Peu importe que l’un doive suivre l’autre au risque de gâcher son effet, le principal étant que le tout n’excède pas deux heures… Puisque à neuf heures, on doit tirer le feu d’artifice… Eh oui, et cela, hélas n’a pas changé, en termes de popularité et de préséance, l’art sera toujours de peu de poids face à la pyrotechnie.
texte Lola Gruber