Le Balcon - « Ici commence le pays des fantômes » [Pierre Henry]

« Ici commence le pays des fantômes » [Pierre Henry]

Dracula, animal insatiable, corps transpercé, présence érotique en perpétuelle évanescence, m’intéresse. Je sens qu’il a partie liée avec mon travail et mon univers intérieur. Son mythe pourrait d’ailleurs fort bien se lire comme celui de la musique. Dans le roman de l’Irlandais Bram Stoker, qui a fait naître le personnage à la fin du XIXe siècle, l’apparence prise par le vampire, lors de ses apparitions, est celle du brouillard, du nuage, du vent, de la fumée qui se glisse sous les portes. Sa présence se signale toujours par le son : cri du corbeau, ululement de la chouette, battement d’ailes de la chauve- souris, hurlement des loups, et l’orage, la mer, le feu. Présence fluide, sensuelle, en constante mutation, Dracula, comme la musique, ne fait pas peur, ni mal, mais force l’imagination à travailler sur les représentations les plus folles de la terreur et de la profanation. Son pouvoir est celui du rêve flou, du frôlement suspect, du bruit dont on ignore la source. Jouer avec ce personnage-objet sonore a été un régal pour le compositeur que je suis.

L’œuvre s’est bâtie selon ses exigences propres : mélange de sons électroniques, entendus comme une sorte de science-fiction intime, et d’articulations orchestrales venant d’un autre « Dracula », j’ai nommé Wagner, extraordinaire investigateur de sensations abyssales. C’est donc Wagner que j’ai choisi pour soutenir l’édifice de mon Dracula, le Wagner bruitiste et rythmicien dont j’admire le génie précurseur, celui des épisodes strictement symphoniques de la Tétralogie.

Avec Wagner et sa technique du leitmotiv apparaît au milieu du XIXe siècle un nouveau type de construction musicale, la « mélodie infinie », dont l’agencement préfigure le montage cinématographique.

Ces extraits, je les ai soumis à ma dynamique habituelle, coupés, ralentis, accélérés, transposés, non comme des leitmotivs narratifs mais comme des paysages oniriques. Je me souviens d’avoir composé en 1950 Musique sans titre comme un film sonore, prémonitoire d’une « musique à programme », formule qui a été souvent mienne. Ce que j’ose nommer aujourd’hui « mon » Dracula est un film sans images. J’y ai mis mes souvenirs des films de Terence Fisher et de leurs scènes d’épouvante. J’ai pensé aussi au Nosferatu de Murnau, parce que la splendeur de son noir et blanc, le mystère de ses intertitres m’ont subjugué. Ah ! si l’on disait un jour de ma musique, ainsi que l’on peut lire sur l’un des cartons du film : « Ici commence le pays des fantômes… » N’est-ce pas, tout simplement, la définition de la poésie ?

Pierre Henry