
Synopsis
Vendredi de lumière, le récit
d’après la partition et les écrits de Karlheinz Stockhausen
Dans le cycle Licht (Lumière), Vendredi est l’œuvre de la tentation, celle d’Eva, partagée entre Michaël et Lucifer, convaincue tantôt par l’un, tantôt par l’autre, et les comprenant tous deux. « Je veux traduire en musique les tentations humaines archétypiques. C’est tout d’abord la tentation d’utiliser le corps comme un instrument de musique. Mais aussi les variantes : échanger les corps humains, faire des expériences inhabituelles avec le corps sont des tentations essentielles chez l’homme. Porter attention au corps lui-même, comme le fait un compositeur avec un instrument. La tentation de se transformer me fascine également. Une situation musicale est ainsi transformée en une autre (à des degrés très divers) : le vocal en instrumental, l’instrumental en électronique, l’électronique en situation sonore surréaliste… J’essaierai de réaliser simultanément en un même espace plusieurs scènes sonores très différentes, et reliées l’une à l’autre par des passerelles, des ponts non seulement musicaux, mais également physiques, qui permettent aux éléments de s’échanger, de se multiplier… », déclarait Karlheinz Stockhausen, alors même qu’il entreprenait la composition de ce vaste Vendredi de Lumière. La couleur principale de l’œuvre est l’orange, ses couleurs secondaires, le vert clair et le noir brillant. Son élément, la flamme de la bougie qui brûle doucement. Son métal, le cuivre. Ses pierres précieuses, l’ambre, l’albâtre et le jaspe. Ses fruits, la citrouille, l’orange et l’abricot.
Freitags-Gruss : Salut de Vendredi 69’
Le public entre, dans la lumière de flammes de bougies qui brûlent calmement, et est entouré d’un cercle de huit canaux, sur lesquels est diffusée la « Musique électronique de Vendredi », projection immense du cinquième segment de la super-formule de Licht, qui articule l’ensemble du cycle, ainsi que de la double formule d’Eva et de Lucifer, qui apparaît clairement du fait des tessitures, aiguë pour la première, grave pour la seconde. « Dans cette musique électronique, compte tenu de l’expansion temporelle exceptionnellement grande des notes, j’ai façonné l’intérieur de chacune d’elles et leur développement comme jamais auparavant : mouvements micro-tonaux des hauteurs, interférences (battements) avec ralentis, accélérations, scissions et unifications graduels ; expansion et contraction des relations intervalliques depuis et vers une note de référence ; choix de timbres pour la pure clarification des notes, accords, strates de hauteurs, glissandos, mouvements spatiaux, tous composés d’après la formule ; formation minutieuse de la courbe dynamique de chaque note pour souligner sa présence dans la polyphonie et soutenir les notes simultanées ; différenciations finement graduées entre notes, sons et bruits colorés de différentes largeurs de bande ; pulsation isorythmique avec des transitions du périodique au syncopé et aux impulsions irrégulières ; trajectoires, formes de mouvement et vitesses spatiales individuelles, clairement perceptibles », écrivait Stockhausen. Cette « Musique électronique » couvre le Salut de Vendredi, mais aussi l’ensemble de l’œuvre.
Freitag-Versuchung : Tentation de Vendredi en deux actes, 150’
Les deux actes de cette « Tentation » se composent de trois strates d’événements musicaux : a. la « Musique électronique », sans événements visuels déterminés, et qui peut être écoutée dans l’obscurité ou accompagnée, parfois, par des formes abstraites ; b. douze « Scènes de son », diffusées sur douze canaux, et que représentent sur scène autant de couples de danseurs-mimes – vingt-quatre parties réelles, donc. Dans la production de Silvia Costa, vingt-et-un d’entre eux sont des automates ou des « enfants démiurges ». Car dix couples intègrent des objets, images banales, rendues insolites, de notre quotidien. Tous comptent un partenaire « masculin » et un partenaire « féminin » :
Femme / Homme
Chat / Chien
Photocopieuse / Machine à écrire
Voiture de course / Pilote de course
Flipper / Joueur de flipper
Ballon de football / Jambe avec chaussure de football
Lune avec un petit hibou / Fusée
Bras nu / Main tenant une seringue
Taille-crayon électrique / Crayon
Bouche de femme avec fleur de crocus / Cornet de glace avec abeille
Violon / Archet
Nid / Corbeau
Chaque couple a son propre texte, sa propre musique, ses propres mouvements, et vitalise la relation sexuelle. Alors que la « Musique électronique » est abstraite, les « Scènes de son » déploient une voix de soprano et une voix de basse, celle de Kathinka Pasveer et celle de Karlheinz Stockhausen, avec la collaboration du fils du compositeur, Simon Stockhausen au synthétiseur. Seul un couple, le premier, est naturel. Les autres accouplements sonores, inédits, sont obtenus par des modulations (vocodeur, harmonizer et autres outils électroniques) des deux voix, des cris d’animaux, des sons de machine et d’objets, la soprano se trouvant par exemple modulée par des bruits de photocopieuse, et la voix de basse par une machine à écrire. Les « Scènes de son » s’ordonnent de diverses manières, jusqu’à la douzième, où tous les couples se joignent. Ces « Scènes de son », courtes, d’une minute pour l’essentiel au premier acte, jusqu’à sept fois plus au second, naissent étrangement du vide et y retournent, jalonnant les deux actes, avec écho (VII) ou dédoublement (XII). Près de chaque couple, un haut-parleur diffuse la musique qui lui est associée, l’ensemble dessinant une forme pyramidale. c. la troisième strate, ce sont dix « Scènes réelles », alternant avec les « Scènes de son » et superposées au continuum de la « Musique électronique ». Dans ces scènes avec chanteurs et instrumentistes se noue l’intrigue de Vendredi de Lumière : la tentation à laquelle succombe Eva. Les textes chantés y sont écrits en alphabet phonétique (voir page 12), pour une prononciation la plus exacte possible et un juste placement des voyelles et des types de consonnes. Les voix exaltent Noël, l’eros, l’engendrement, le temps et l’éternité, les figures de l’amour, Aphrodite, Vénus ou Freia, et les ténèbres devenant lumière.
Acte I
Klangszenen – Scène de son 1 : entrée du couple Femme / Homme (0’25’’)
Scène de son 2 : entrée du couple Chatte / Chien (0’40’’)
Scène réelle 1 : Antrag (Proposition) (13’)
C’est la première rencontre d’Eva (soprano) et de Ludon (basse), divisée en Arrivée, Quatuor et Départ. La première, suivie par Elu (cor de basset) et Lufa (flûte), entre par la gauche, sur un chemin caillouteux, quand le second entre par la droite. Après les salutations d’usage, Ludon propose à Eva, dubitative, de céder à son fils, le « prince noir » Caino, et de procréer avec lui. Ils conviennent de se revoir pour se présenter leurs enfants respectifs. Scène de son 3 : entrée du couple Photocopieuse / Machine à écrire (0’56’’) Scène réelle 2 : Kinder-Orchester (Orchestre d’enfants) (6’30’’) Depuis un chemin sinueux, sur la gauche, Eva descend avec ses enfants, suivis par Elu et Lufa. Ils portent des vêtements de concert aux couleurs claires et des instruments de musique européens. Ludon introduit, par la droite, légèrement plus tard et plus vite, un chœur d’enfants, qui frappent, secouent ou frottent des percussions. Habillés de couleurs vives et gaies, ils rient beaucoup. Eva et Ludon se saluent. Un peu plus loin, Synthibird, accompagnement de clavier (synthétiseur), apparaît comme une fantasmagorie. Sous la direction d’Eva, qui chante et le dirige, l’orchestre des enfants entonne des voyelles et joue joyeusement pour les enfants de Ludon, qui s’amusent. Scène réelle 3 : Kinder-Chor (Chœur d’enfants) (8’) Les enfants de Ludon applaudissent, puis, à leur tour, font de la musique pour les enfants d’Eva. Avant leur entrée, Ludon, qui les dirige et chante, donne un signe particulier à chacun des douze garçons et des douze filles : l’enfant de Ludon s’avance alors rapidement et joue, non sans humour, son solo de percussion en chantant. Le chœur se montre fougueux, devant les enfants d’Eva et Eva, qui l’écoutent avec attention. À la fin, applaudissements et cris enthousiastes manifestent leur bonheur. Ludon propose qu’enfants blancs et noirs se produisent ensemble. Eva acquiesce.
Scène réelle 5 : Kinder-Tutti (Tutti d’enfants) (6’)
Eva et Ludon chantent, tandis qu’Elu, Lufa et Synthibird les accompagnent. Eva commence à diriger : les enfants d’Eva jouent la première mesure. Silence. Ludon dirige : les enfants de Ludon chantent la deuxième mesure. Silence. Eva donne l’entrée pour le tutti des troisième et quatrième mesures. Silence. Aimablement, Ludon indique qu’Eva devrait diriger seule, ce qu’elle fait avec charme. La musique qui en résulte est d’une intense expression heureuse et chorégraphique. Les enfants se mettent à rire. Eva, Ludon et leurs descendances se séparent et repartent à gauche ou à droite. Pendant qu’ils s’éloignent, un long moment, on entend encore les rires, les chants et les instruments de musique, aux timbres peu à peu atténués par la distance.
Scène de son 4 : entrée du couple Voiture de course / Pilote de course (1’15’’)
Scène de son 5 : entrée du couple Flipper / Joueur de flipper (1’05’’)
Scène de son 6 : entrée du couple Ballon de football / Jambe avec chaussure de football (1’32’’)
Scène réelle 5 : Zustimmung (Consentement) (11’30’’) C’est la seconde rencontre en tête à tête d’Eva et de Ludon. Celui-ci est en avance et attend. Soudain, toujours accompagnée par Elu et Lufa, à légère distance, Eva apparaît mystérieusement devant lui. Ludon, étonné, lui présente un talisman noir et lui demande de reconsidérer son offre de s’unir à son fils Caino, pour contribuer à l’évolution de l’humanité. Eva consent et lui retourne le talisman. Ludon, à nouveau étonné, hésite, avant de s’en saisir. Ils prennent congé l’un de l’autre d’un discret mouvement de tête. Eva, Elu et Lufa disparaissent sans laisser de trace. Ludon, resté seul un moment, s’éloigne lentement, toujours à droite.
Scène de son 7 : entrée du couple Lune avec un petit hibou / Fusée (2’30’’ avec l’écho)
Acte II
Scène réelle 6 : Fall (Chute) (20’30’’)
C’est la nuit. Un lac reflète la lune, cependant invisible dans le ciel. Sporadiquement, des oiseaux crient, un hibou hulule. Caino (baryton), debout sur la rive, regarde le lac, puis s’assied en position du lotus. Un bateau s’avance. Eva y est assise, avec Elu et Lufa, qui se tiennent derrière elle et jouent de longues notes. Les trois sont vêtues de robes transparentes. Caino les aperçoit. Avant même d’atteindre la rive, le bateau s’arrête. Eva en descend, pieds nus, remonte sa robe et marche dans les eaux peu profondes jusqu’à la terre ferme. Elle se retrouve devant Caino, déplie lentement sa robe et l’étreint. Ils chantent doucement, accompagnés par le cor de basset et la flûte. Eva se lève ensuite, regagne les eaux peu profondes, remonte sur le bateau et s’y assied, tournant le dos à Caino, qui la regarde s’éloigner, avant de sortir à droite, ses mains posées, mais non croisées, sur les épaules. Un cri de ténor glaçant transperce l’Univers : « Eva, nos enfants ! » Un rougeoiement vif jaillit du ciel, traverse le lac au milieu et envahit l’espace.
Scène de son 8 : entrée du couple Bras nu / Main tenant une seringue (2’05’’)
À partir de cette scène, les couples voisins changent de partenaire. Ici, le chat se change en homme, et la femme en chien. Dans la neuvième scène, la Machine à écrire, en Voiture de course, et le Pilote de course, en Photocopieuse. Dans la dixième, le Joueur de flipper, en Ballon de football, et la Jambe avec chaussure de football, en Flipper. Dans la onzième, la Fusée, en Bras de femme, et la Main tenant une seringue, en Lune. Dans la douzième, enfin, le Crayon, en Bouche de femme, et le Cornet de glace, en Taille-crayon, puis l’Archet, en Nid, et le Corbeau, en Violon. Ces échanges doivent être musicalement et visuellement évidents. Jusqu’à Spirale de chœur, les couples hybrides chantent des notes longues, tenues, sur des gestes lents.
Scène de son 9 : entrée du couple Taille-crayon électrique / Crayon (2’47’’)
Scène réelle 7 : Kinder-Krieg (Guerre des enfants) (13’30’’)
Des voix d’enfants se rapprochent. Des cris, des hurlements terrifiants, des chants aussi. Les enfants d’Eva entrent à gauche, traversent la scène, reviennent seuls ou en groupes, courent encore. Ils portent des uniformes de combat et ont des armes modernes. Ils disparaissent à droite, puis battent en retraite devant un nombre croissant d’enfants noirs, qui ont, eux, des armes simples, lances, arcs ou pierres. La guerre est atroce. Ici et là, gisent des blessés, exfiltrés du champ de bataille. Un gigantesque rhinocéros ailé foule la scène. Quatre garçons noirs le chevauchent et tirent sur les enfants d’Eva, effrayés. Les coups n’ont aucun effet sur le monstre, qui bat des ailes, charge à gauche ou à droite, et crache du feu. Eva, en lévitation, tente de protéger ses enfants. Mais ils prennent la fuite. Le rhinocéros les piétine. Les enfants de Ludon l’emportent, la rumeur des combats s’adoucit et s’éteint. Pour cette scène, le musicien qui tient la partie de synthétiseur, invisible, échantillonne autant de sons d’armes-jouets que possible : claquements, hurlements, fracas, sifflements, vrombissements, explosions, grincements… Il improvise, sans nécessairement utiliser toutes les hauteurs notées sur la partition. Le rythme de son improvisation doit être irrégulier, mais l’accent sur les temps de chaque mesure, perceptible. La dynamique se rapproche de celle du chœur, à mesure que celui-ci se rapproche ou s’éloigne, tout comme la densité sans cesse pointilliste des sons, qui paraissent produits par les enfants.
Scène de son 10 : entrée du couple Bouche de femme / Cornet de glace (3’38’’)
Scène de son 11 : entrée du couple Violon / Archet (4’40’’)
Scène réelle 8 : Reue (Repentir) (11’) Eva, Elu et Lufa émergent du lac. Tandis que ses deux compagnes restent à distance, la première s’agenouille à l’endroit où elle s’est unie à Caino, chante et accomplit les gestes d’Inori (une œuvre de prière et d’adoration que Stockhausen avait composée en 1973-1974). Eva voit alors apparaître son maître Michaël, son mari Adam et la lumière de Dieu. Les trois disparaissent. Scène de son 12 : entrée du couple Nid / Corbeau (6’47’’, en deux parties)
Scène réelle 9 : Elufa (10’) Après la dernière « Scène de son », Elu et Lufa jouent de leur instrument, le cor de basset et la flûte, commentant les événements de l’œuvre – la voix supérieure est une combinaison de la formule d’Eva et de celle, en miroir, de Lucifer, quand la voix inférieure présente les successions d’intervalles de la formule d’Eva et la formule de Lucifer. Les douze couples regardent, fascinés, le duo. Lufa les fixe et dit doucement, une syllabe après l’autre : « Vous repentez-vous tous ? » « Oui, nous nous repentons », répondent-ils simultanément, de leurs voix hautes et pincées, articulées et étirées. Leur lumière s’éteint, et tous disparaissent.
Scène réelle 10 : Chor-Spirale (Spirale de chœur) (7’30)
Après le départ d’Elu et Lufa, les couples hybrides, entre l’humain, l’animal et la machine, s’unissent en une nouvelle déclinaison, splendide, de lumière, comme la gigantesque flamme d’une bougie. Cette flamme, dans laquelle les six couples hybrides chantent, brille de plus en plus, et s’élève dans un lent mouvement en spirale, jusqu’à disparaître dans l’au-delà.
Freitags-Abschied : Adieu de Vendredi 78’
La « Musique électronique » est diffusée dans les mêmes conditions que le Salut.
Laurent Feneyrou