Le Balcon - Interview de Maxime Pascal et Silvia Costa

Interview de Maxime Pascal et Silvia Costa

Freitag aus Licht est l’opéra de la dichotomie : entre noir et blanc, humanité et animalité, tentation et repentir. Quel est le sens de cette tension qui traverse l’opéra ?

Silvia Costa : Stockhausen confronte le monde d’Eva, blanc et orchestral, et le monde de Ludon, noir et choral. Dans nos sociétés, les oppositions sont complexes, subtiles, traversées de tabous. Dans le monde des anges, l’opposition est brute, totale, originelle. Dans notre interprétation de cet opéra, nous avons tenté de trouver des manières de briser cette dichotomie, tout en restant connectés aux principes structurels élaborés par Stockhausen, qui font la beauté de Freitag. Pour ce faire, nous avons placé les enfants au centre du jeu.

Maxime Pascal : Tout est musique, chez Stockhausen ; il est impossible de l’expliquer autrement. Inspirée du mythe de Caïn et Abel, l’intrigue reste indéchiffrable tant qu’on ne cherche pas la source de cette dualité dans la musique même, dans sa structuration. L’opposition et l’union des humains, des machines et des animaux se fait, pour Stockhausen, d’un point de vue strictement musical, se détachant de toute morale et du monde tel que nous le connaissons. Il a le rêve de créer un monde à part, coupé du nôtre. De cette rêverie, on observe une seule conclusion, commune à tous les Jours de la semaine du cycle Licht : seule la musique nous sauve, nous élève, nous permet d’arrêter les guerres, nous rend libre. Stockhausen a foi en cette idée.

Quelle est la place des enfants chez Stockhausen ? 

M. P. : L’enfance, primordiale dans Licht, est toujours liée à la guerre et l’œuvre-monde est sans doute un refuge pour Stockhausen ; c’est une manière de laisser transparaître le traumatisme d’avoir perdu ses parents, adolescent, au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Deuxièmement, l’enfant a toujours le rôle d’un créateur dans ses opéras.

S. C. : Dédié « à tous les enfants », Freitag aus Licht contient un spectacle dans le spectacle : ce sont les trois scènes de chœur et d’orchestre d’enfants du premier acte, Kinder-Orchester, Kinder-Chor et Kinder-Tutti. Dans le deuxième acte, les enfants se font la guerre dans la Kinder- Krieg. En plus de ces quatre scènes, nous avons souhaité accentuer la présence des enfants, en ajoutant six enfants comédiens, qui « créent » le monde de Freitag, au lieu des douze couples de danseurs prévus dans la partition. Je suis sensible au sérieux que les enfants attachent à leurs jeux, qui pour moi se rapprochent d’une création. L’énergie déployée par l’enfant fait que le jeu devient une chose tangible, incontestable. Quelque chose nous dit : « il le fait, il faut donc le suivre ».

M. P. : Les enfants interprètes de Freitag ont fourni des efforts immenses pour parvenir à répondre au très haut degré de virtuosité demandé par la partition. Ils ont vécu la chose intensément car pour eux, peut-être encore plus que pour les interprètes professionnels, l’apprentissage de cette musique est liée à l’apprentissage de la vie. Stockhausen attend des interprètes, enfants ou adultes, qu’ils soient eux-mêmes sur scène, et nous avons souhaité suivre cette direction au cours des répétitions. Silvia, Freitag est le quatrième opéra de Stockhausen monté par Le Balcon, et le premier dont vous signez la mise en scène. Comment vous êtes-vous appropriée cette œuvre ? 

S. C. : Maxime m’a fait entrer dans l’œuvre à travers une écoute et une étude approfondies de la partition. Il m’a expliqué les mécanismes internes aux Scènes réelles et Scènes de son. J’ai ensuite intégré les lectures des textes et entretiens de Stockhausen, ce qui était essentiel pour que je comprenne qui il était, comment il déclenchait ses idées, et quels étaient les mécanismes de sa pensée. Freitag m’a demandé un travail, non de dramaturgie au sens traditionnel du terme, mais d’interprétation. Il m’a fallu trouver une structure scénographique et esthétique idéale pour faire apparaître les volontés de Stockhausen, et créer une distinction entre Scènes réelles et Scènes de son. J’ai découpé l’espace en deux niveaux, avec une approche « terrestre » aux Scènes réelles et « olympienne » aux Scènes de son, car le son se déplace dans l’air. Je suis ensuite partie de principes concrets pour créer les objets, la structure et les costumes des couples hybrides. 

M. P. : J’ai essayé de faire en sorte que Silvia ait connaissance de tout ce qui est noté dans la partition, et comprenne comment toutes les scènes fonctionnent, musicalement. Une des grandes forces de Silvia est sa mémoire : tout est immédiatement intégré, avec une volonté d’analyse très puissante.

S. C. : Les scènes d’enfants nous ont apporté des questionnements particuliers, notamment la Kinder-Krieg, la guerre des enfants du deuxième acte : quel sens donner à cette guerre ? Elle représente l’explosion d’une dichotomie qui va au-delà de cet affrontement d’enfants blancs et noirs. Pour moi, la Kinder-Krieg est une guerre créatrice, cosmique ; un Big Bang causé par le jaillissement de la fantaisie des enfants, qui casse l’opposition duale qui structure l’opéra et donne vie à de nouveaux êtres, les hybrides, symboles d’une intégration totale des forces qui s’opposaient.

Comment analysez-vous la musique de Freitag aus Licht ? 

M. P. : Il y a dans Freitag une phrase musicale qui se répercute partout, tout le temps. Licht est semblable à une cérémonie marquée par la répétition, l’incantation, la psalmodie ; c’est particulièrement prononcé dans le Vendredi. C’est un bloc, une formule à deux voix, qui sont chacune le miroir de l’autre. Cette phrase est chantée dans toutes les scènes : deux fois pendant Antrag, deux fois pendant Kinder- Orchester, deux fois dans Kinder-Chor, etc. Il était important pour moi de transmettre cette idée aux interprètes, qu’ils se rendent compte à quel point l’ADN de l’opéra rejaillit à chaque moment. Ainsi, j’ai construit les répétitions musicales comme des moments d’analyse, de transmission, avec les interprètes adultes comme enfants. La phrase du Vendredi est divisée en douze parties : j’ai voulu aider chacun à repérer, entendre chacun de ces douze segments, qui forment ensuite des caractères, représentés visuellement par les douze couples des Scènes de son. J’ajouterais que musicalement, Freitag s’éloigne des premiers opéras de Licht et se rapproche de ce que Stockhausen fera par la suite, dans le cycle Klang. Cette caractéristique de madrigal, avec les instruments et les voix qui alternent et peuvent interchanger, révèle le pouvoir d’invention d’une musique dont la force expressive est avant tout mélodique et harmonique.

S. C. : L’étrangeté de la musique de Freitag aus Licht me fascine en ce qu’elle est le produit d’une structure d’une précision millimétrée, ce qui crée un fort effet d’hypnose. C’est visible dès qu’on feuillette la partition : couverte d’indications manuscrites, de schémas, de timings. La musique électronique, dont Stockhausen a été l’un des pionniers, a été un vecteur de liberté d’expression, en brisant les hiérarchies entre créateurs et moyens de production, et affranchissant certains créateurs de la dépendance aux orchestres. C’est ce que je ressens dans Freitag : une grande justesse qui provient d’une grande précision. Stockhausen a créé une œuvre comme il l’entendait. Toutes les composantes sont imbriquées. C’est un ensemble de flux, une musique nécessaire à elle-même, comme en autarcie.

M. P. : Étrangeté et liberté sont liées. C’est étrange parce que c’est libre.